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La fierté est le nom de la résistance : les histories de Florence Nightingale et Sara Josephine Baker

Juin est le Mois des Fiertés LGBTQIAPN+. Mais qu’est-ce que cette fierté, au juste ? Est-ce simplement une invitation festive à célébrer ? Non. La fierté dont il est question ici est un geste politique, une mémoire vivante, une dénonciation et une présence. C’est une manière de dire : nous sommes là, nous avons toujours été là.


Ce mois-ci ne se limite pas à colorer le paysage urbain de drapeaux vibrants. Il s’agit aussi d’illuminer les zones d’ombre où se tapit la violence. Une violence multiforme : symbolique, physique, politique, économique, et peut-être la plus insidieuse de toutes – épistémique. Car lorsque l’on refuse à quelqu’un le droit de savoir et de produire du savoir, on le prive non seulement de sa parole, mais aussi de son existence pleine et entière. Et cela constitue sans doute l’une des formes d’exclusion les plus cruelles.


Les personnes et organismes LGBTQIAPN+ construisent la culture, la science, l’art et la pensée. Mais il faut se demander : la science les reconnaît-elle comme des producteurs légitimes de savoir ? Certains courants de pensée insistent sur le fait que la connaissance scientifique doit être objective, neutre, et dénuée de subjectivité. Selon cette perspective, il ne devrait pas y avoir de place pour les affections, les désirs ou les expériences personnelles dans la production du savoir — comme si la science pouvait émerger indépendamment des contextes humains, sociaux et historiques. 


Ils oublient pourtant que la science est une création humaine — donc culturelle. Il n’y a pas de science sans humanité. Et si tel est le cas, il faut se demander : qui sont, historiquement, les humains auxquels on a reconnu le droit de produire un savoir valide ? Qui occupe cette place de savoir autorisé ?


Il est essentiel de rappeler que la production de savoir ne doit pas être réservée à une seule catégorie de personnes : toutes les intelligences, toutes les expériences, quels que soient le genre, l’origine sociale ou l’orientation affective, sont nécessaires pour enrichir la science et la connaissance. C’est ici qu’intervient la force de la pensée de Donna Haraway (1944), dans son article « Savoirs situés : la question de la science pour le féminisme et le privilège de la perspective partielle » (1988). Elle rappelle qu’il n’existe pas de savoir neutre, pas de savoir universel : tout savoir est situé. Autrement dit, il naît de corps, d’expériences, d’histoires et de positions sociales spécifiques. Le savoir est un verbe incarné. Et quiconque produit du savoir compte. Immensément.


Faire son coming out LGBTQIAPN+ signifie souvent choisir de vivre avec la possibilité de l’effacement. Non seulement social, mais aussi épistémique. Cela signifie devoir garder ses épistémologies dans le placard. La penseuse Eve Kosofsky Sedgwick (1950-2009) a brillamment décrit cette structure dans son célèbre essai L’épistémologie du placard (1993) : le placard n’est pas seulement une cachette ; c’est un régime de pouvoir, un filtre qui détermine ce qui peut être dit, su, reconnu. Des savoirs entiers y sont enfermés, maintenus dans un silence imposé.


Retrouver les trajectoires des personnes LGBTQIAPN+ qui ont contribué à la science n’est donc pas seulement un geste de mémoire : c’est un acte de justice. Mettre en lumière ces figures, c’est rompre le pacte d’ignorance structuré qui cherche à les invisibiliser. C’est aussi élargir notre conception de ce qu’est — et de ce que peut être — la science.


Prenons l’exemple de Florence Nightingale (1820-1910) et de Sara Josephine Baker (1873-1945), deux femmes dont la vie, même sans proclamation explicite de leur orientation sexuelle, s’inscrit dans des logiques de savoir queer et féministes.

La fierté est le nom de la résistance : les histories de Florence Nightingale et Sara Josephine Baker

Florence Nightingale a marqué l’histoire non seulement comme la fondatrice des soins infirmiers modernes, mais aussi comme une femme incroyablement en avance sur son temps dans plein de domaines : la santé publique, les statistiques, l’épidémiologie, la gestion des hôpitaux et même l’éducation en santé. Pendant la guerre de Crimée, elle a observé que la majorité des soldats ne mouraient pas à cause de leurs blessures, mais à cause de maladies comme le typhus, le choléra ou encore la dysenterie, toutes évitables avec de meilleures conditions d’hygiène. Pour prouver cela, elle a utilisé des statistiques de manière très rigoureuse (ce qui était rare à l’époque) et a inventé des graphiques super visuels, comme le fameux « diagramme en secteur polaire » (le "coxcomb chart"), pour faire passer son message au gouvernement et à l’opinion publique. Grâce à ça, elle a réussi à influencer le Parlement britannique et à pousser des réformes importantes dans les hôpitaux militaires.


La fierté est le nom de la résistance : les histories de Florence Nightingale et Sara Josephine Baker

Mais elle ne s’est pas arrêtée là. En Inde, elle a cartographié les taux de mortalité dans différentes régions et montré que le manque d’assainissement, d’eau potable et de ramassage des déchets avait un impact direct sur la santé des populations, notamment sur la mortalité infantile. Elle a proposé des solutions très concrètes, comme construire des systèmes d’égouts ou installer des postes de santé. Côté architecture hospitalière, elle a repensé complètement les hôpitaux, en imaginant des pavillons bien aérés, lumineux, organisés par type de maladie : une idée qui a servi de modèle pendant longtemps, comme dans l’Hôpital Royal Herbert.


En 1860, elle a aussi fondé sa propre école d’infirmières à l’hôpital St Thomas, à Londres, où elle a mis en place une formation sérieuse, mêlant théorie, observation clinique et rigueur scientifique. Elle voulait que les infirmières soient reconnues comme de vraies professionnelles, formées et compétentes. Dans son livre « Notes on Nursing »,elle donne plein de conseils très modernes : laisser entrer la lumière du jour dans la chambre du patient, éviter le bruit, être attentif aux moindres signes (comme un changement de teint ou de comportement), changer régulièrement les draps et insister sur l’hygiène, des choses qui semblent évidentes aujourd’hui, mais qui ne l’étaient pas à son époque.


Elle a également échangé avec des experts, comme le statisticien William Farr, avec qui elle discutait de méthodes de collecte et d’analyse de données en santé. Pendant sa vie, elle a rédigé plus de 200 rapports et publications, toujours basés sur des faits, des observations et des données. Sa démarche, très scientifique mais aussi profondément humaine, a permis de transformer la santé publique et les soins infirmiers, en montrant que la science pouvait (et devait) servir à améliorer concrètement la vie des gens.


Plus qu’une infirmière, elle était une véritable scientifique de la santé. Elle ne s’est jamais mariée, a refusé le rôle social imposé aux femmes de son époque et a consacré sa vie à son métier, comme une manière de désirer autrement. Dans un placard fonctionnel, elle a produit un savoir au pouvoir profondément transformateur.

 

La fierté est le nom de la résistance : les histories de Florence Nightingale et Sara Josephine Baker

Sara Josephine Baker était une médecin américaine qui a vraiment changé la façon dont on s’occupait de la santé des enfants au début du 20e siècle. Elle a surtout travaillé à New York, où beaucoup d’enfants issus de familles pauvres et d’immigrants mouraient à cause de maladies évitables. Pour lutter contre ça, elle a mis en place un système de suivi régulier de la santé des enfants, avec des visites à domicile par des infirmières qui expliquaient aux mamans comment bien s’occuper des bébés, notamment en matière d’hygiène et d’allaitement.


Grâce à ça, les maladies comme la diarrhée et les infections ont beaucoup diminué. Elle a aussi créé des centres où les familles pouvaient obtenir du lait sûr, chauffé pour tuer les bactéries dangereuses, ce qui a évité plusieurs intoxications. Une autre de ses grandes idées a été d’imposer des cartes de vaccination pour les enfants à l’école, ce qui a aidé à stopper des épidémies comme la variole ou la diphtérie. Scientifiquement, elle analysait les données sur les maladies et la mortalité pour comprendre où et comment intervenir au mieux. Elle est aussi connue pour avoir travaillé sur le cas de “Typhoid Mary”, une femme qui transmettait la fièvre typhoïde sans être malade elle-même, et Baker a aidé à limiter la propagation de la maladie grâce à des techniques d’épidémiologie très avancées pour l’époque.


En plus de tout ça, elle a été une des premières à défendre l’idée de la planification familiale et l’éducation sexuelle basée sur la science, ce qui n’était pas du tout courant à son époque. Sara Josephine Baker a montré que la science et la médecine pouvaient vraiment changer la vie des gens, surtout des plus pauvres, en améliorant la santé publique et en rendant les soins accessibles à tous. Baker, a partagé sa vie avec Louise Pearce, une relation que nous pouvons aujourd’hui comprendre comme un partenariat émotionnel et intellectuel lesbien. Son travail, bien que remarquable, n’a été rendu possible que parce que sa sexualité est restée dans une zone grise entre le su et le tu. Publiquement ignorée, mais en privé tolérée.


Toutes deux ont remis en question le modèle dominant de la science, démontrant que le savoir ne naît pas uniquement dans les laboratoires, mais aussi sur le terrain de la vie. Nightingale a fait de la science avec des chiffres et de la compassion. Baker, avec de l’écoute et de l’action. Elles ont inscrit leur savoir dans des contextes concrets, touché la réalité avec sensibilité et rigueur. Donna Haraway nous enseigne que l’objectivité ne consiste pas à éliminer le sujet, mais à reconnaître sa position. Et c’est précisément ce que ces femmes ont fait : produire du savoir à partir de leurs marges, de leurs corps dissidents, de leurs expériences singulières. Elles ont élargi les frontières de ce que nous considérons comme « scientifique ».


Lire leurs histoires à travers le prisme de l’épistémologie du placard de Sedgwick et des savoirs situés de Haraway n’est pas qu’un exercice théorique. C’est un acte politique. C’est affirmer que la fierté LGBTQIAPN+ est aussi une affaire d’intellect, de méthode, de critique et de science. C’est rejeter l’idée que le savoir légitime n’existe que dans les structures conformes à la norme.


Souvenons-nous — et rappelons-nous — que la connaissance est aussi un acte d’amour. Et qu’à chaque fois qu’un corps dissident ose penser le monde, il réinvente aussi la possibilité d’y exister.


Écrit par Daniel Manzoni de Almeida et édité par Intan Sources :

  • Haraway, Donna. Situated Knowledges: The Science Question in Feminism and the Privilege of Partial Perspective. Feminist Studies, vol. 14, no. 3, 1988, pp. 575–599. DOI: 10.2307/3178066

  • Sedgwick, Eve Kosofsky. Epistemology of the Closet. Berkeley: University of California Press, 1990.

  • Dossey, Barbara. Florence Nightingale: Mystic, Visionary, Healer. Springhouse Corporation, 2000.

  • Beaumont, Lucinda M. Sara Josephine Baker and the Science of Health Education, Journal of the History of Medicine and Allied Sciences, 2006


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